Après avoir acheté de ses frères Alphonse, Adélard, et Isidore, au début des années vingt, la propriété où était situé le moulin à scie, Arger était tombé en amour d'une belle et vaillante brune de St-Marcellin. Ce fut de courtes fréquentations de huit à dix mois et voilà qu'ils décidèrent de se marier et formèrent un couple dont la vie ne fut sûrement pas banale: la famille, le travail à profusion, ses joies mais aussi son lot d'épreuves. Claire eut dix-sept enfants dont cinq moururent en bas âge. Leur maison, dite du moulin, servit longtemps d'hôtellerie pour les employés. Le moulin ferma ses portes en 1958. La maison appartient aujourd'hui à Guy Lavoie et Louise Proulx depuis 2005.

Ainsi, dans les années vingt, jusqu'au milieu des années quarante, la maison servit de dépôt pour la compagnie Price Brother, c'est-à-dire que les hommes, partant de Rimouski, souvent à pieds ou à cheval, arrêtaient manger à la maison avant de continuer leur voyage pour se rendre au chantier. Claire faisait la cuisine et avait régulièrement une ou deux servantes pour l'accompagner dans ses tâches. Plus tard, mes sœurs prirent la relève et assistèrent ma mère dans son travail.

Arger ne donnait pas sa place non plus, il était vaillant et très audacieux. C'était un fonceur. Il s'occupait du commerce du bois et du moulin qui était situé sur l'emplacement du garage de l'entreprise J-M Thibeault. Au début des années trente, Arger fit construire une porcherie pouvant loger de quarante à cinquante porcs et aussi il aménagea un moulin à moudre les grains qui était annexé au moulin de sciage. La mouture se faisait après les heures de sciage dans la soirée. Mon père faisait du troc avec les agriculteurs. Le travail de mouture était rémunéré par une partie des grains. Ce butin servait à nourrir les porcs qui, une fois abattus, étaient utilisés pour la cuisine du moulin. Le surplus était vendu à la compagnie Price Brother. Cela dura jusqu'à ce que débute la meunerie coopérative de St-Narcisse dans les années quarante.

Aussi dans les années quarante, la compagnie Québec-Téléphone installa une centrale téléphonique pour la paroisse de St-Narcisse à la maison du moulin. Il y avait une personne en permanence pour répondre aux appels téléphoniques et Claire, en plus de la famille et de la cuisine, en assumait la supervision. En 1939, mon père bâtit un autre moulin près de la rivière du Cenellier à Trinité-des-Monts, il semblerait que cette aventure ne fut pas des meilleures. Mon père et ma mère durent se concentrer davantage sur l'entreprise de St-Narcisse. Le travail ne manquait pas et tous les enfants, en grandissant, mettaient l'épaule à la roue. Arger contribua à l'essor économique de St-Narcisse. Plusieurs hommes des alentours travaillèrent à la scierie dont mes cousins Thibeault et Lavoie qui étaient reconnus pour leur vaillance et leur bon travail.

Aussi à cette époque, mon père avait pour secrétaire une femme douée, Mme Delphine Lepage, qui était très talentueuse au dire de papa. Au début de l'automne 1958, Arger fit construire un nouveau moulin mais cette fois à Ragueneau sur la Côte-Nord. Ce moulin plus moderne pour l'époque était activé par un gros moteur diésel qui pouvait scier de trente à trente-cinq mille pieds de bois de planches par jour. Il y avait environ une trentaine de personnes qui y travaillaient en incluant les travailleurs du moulin pour le planage du bois. La plupart étaient logés sur place et prenaient leurs trois repas par jour à la cuisine de la scierie. Durant les premières années, ma mère faisait la cuisine avec la plus jeune des filles, Édith. Par la suite ce fut ma belle-sœur Nicole, la conjointe de Laval, qui prit la relève de ma sœur. Cette aventure se termina à l'été 1967, après une vie remplie de travail et de sacrifices.

Mes parents furent heureux de prendre leur retraite pour enfin profiter d'un peu de bon temps. Papa me dit un jour en discutant avec moi:" Sais-tu mon gars, je n'ai jamais été aussi bien que maintenant : finis les casse-tête…" Un certain nombre de personnes de St-Narcisse, de Trinité-des-Monts, d'Esprit-Saint, de Ste-Blandine et des alentours ont travaillé avec plusieurs de mes frères à Ragueneau au moulin ou au transport du bois qui appartenait à cette époque à la compagnie D'Auteuil Lumber Ltée. Parfois, il m'arrive de temps à autre de discuter avec des hommes qui ont travaillé pour papa et ils me disent: "Tu sais Arger c'était un vrai bon meneur d'hommes. C'est vrai que les salaires n'étaient pas hauts, mais on mangeait bien en maudit, ta mère était une championne comme cuisinière. Mon père avait 74 ans lorsqu'il est décédé. Maman, à la fin de sa vie, demeura chez mon frère Jean-Marie et ma belle sœur Yvonne. Environ deux ans avant son décès à l'âge de 85 ans, elle me confia: "Tu sais moi et ton père nous avons travaillé très fort ensemble et même s'il n'est plus là, je l'aime encore."